Portrait du Maitre Philippe, un Inconnu par Sédir Yvon le Loup
UN INCONNU
Pour sublimes qu’elles soient, les figures que nous venons de contempler ensemble peuvent ne pas satisfaire tout à fait certains amateurs d’Absolu. De celle-ci le langage peut-être un peu sec et l’attitude un peu rigide déçoivent les amis d’une grâce plus proche de la commune faiblesse; celle-là, fixant ses regards sur une cime, devient aveugle aux éblouissements des sommets voisins; une autre se retire trop à l’écart de cette foule piétinante et pitoyable où nous vivons; ou bien l’atmosphère enivrante de certaines altitudes l’a mise hors d’elle-même et, lorsqu’elle redescend vers nous, son exaltation nous déconcerte.
Le pain des Anges serait-il un trop riche aliment et l’eau des fontaines éternelles un breuvage trop fort ? Non. A l’encontre de l’opinion générale, je suis certain qu’il est possible de se maintenir dans l’aisance intérieure la plus harmonieuse, tout en s’imposant le plus rigoureux ascétisme. Je voudrais vous présenter ce soir la preuve de ce paradoxe que je me permets d’affirmer que j’ai eu, durant une longue période, le bonheur de voir vivre un homme qui, sans effort apparent, réalisait la perfection de l’Évangile. C’est une entreprise ardue que de peindre une personnalité aussi rare et aussi complexe ; je resterai certainement au-dessous de ma tâche; mais, je l’espère, ce même désir de joindre la beauté spirituelle, qui m’ordonne une entière franchise et qui nous anime tous, vous comme moi, suppléera aux lacunes et aux maladresses de mon récit.
Échappant aux curieux, refusant les polémiques, muet sous les calomnies, imposant silence aux enthousiasmes de ses disciples, l’être admirable dont je voudrais vous rendre sensible l’émouvante lumière prit toujours toutes sortes de précautions pour demeurer inconnu. Je croirais desservir ses desseins en dévoilant son identité. Les détails de biographie deviennent inutiles lorsqu’il s’agit d’un caractère à la formation duquel aucune des influences de race et de milieu ne paraissent avoir concouru. Jamais d’ailleurs je n’aurais entrepris la présente étude, si je ne m’étais cru obligé d’offrir un témoignage véridique de la constance des promesses divines, dans une époque où toutes les chimères revêtent de si séduisantes couleurs.
Peut-être quelques âmes inquiètes reprendront elles courage si un de leurs compagnons leur affirme que les promesses du Christ sont réelles parce qu’il en a vu et touché les preuves expérimentales.
Ce Christ Notre Seigneur a dit un jour qu’Il donnerait à ses Amis le pouvoir d’accomplir des miracles plus grands que les Siens; j’ai vu ces accomplissements.
Le Christ dit encore à Ses Amis qu’Il demeurerait avec eux jusqu’à la fin; j’ai vu cette présence cachée. La vie de mon Inconnu n’est qu’une suite de telles preuves; par le peu que je peux vous en dire vous reconnaîtrez en lui, je l’espère, un de ces « frères » mystérieux du Seigneur, un des plus grands, le plus grand peut-être, des hérauts de l’Absolu.
Il fallait une observation attentive pour découvrir chez cet homme les privilèges divers des mystiques célèbres, tant sa personnalité les harmonisait avec mesure, tant ses manières étaient simples et comme oublieuses des plus magnifiques prérogatives. La bonhomie toute patriarcale de son accueil et de son langage, même dans des minutes qui paraissaient graves au jugement commun, montrait combien à ses yeux les grandeurs humaines, les tragédies terrestres sont petites en face des oeuvres de Dieu, dont la splendeur immense et toujours nouvelle absorbait ses regards. En imaginant un être capable de se tenir en équilibre sur tous les points par où l’infini rentre dans le fini, on s’éclaircirait les contradictions que notre personnage accumulait comme à plaisir.
Familier avec la plupart, inaccessible à quelques-uns, téméraire et prudent, méticuleux ou hâtif, parlant en poète tour à tour et en homme d’affaires, connaissant une infinité de secrets et insoucieux de sa science, habile à tous les métiers, sensible aux choses de l’art, respectant les suprématies intellectuelles ou sociales tout en laissant sous-entendre qu’elles sont vaines en face du Crucifié; d’une indulgence pour les autres et d’une rigueur pour lui-même également excessives; se laissant tyranniser par les faibles, quoique sachant faire obéir les plus despotiques; aussi bien à l’aise dans la mansarde et dans le palais, parlant à chacun son langage; multiple enfin comme la vie dont il admirait toutes les richesses et constamment semblable à lui-même, comme son maître, le Christ, dont il s’estimait le plus indigne serviteur.
Fils de paysans fort pauvres, aîné de cinq enfants, on l’envoya très tôt à la ville prochaine, où il sut, tout en gagnant sa vie, poursuivre assez loin ses études. Déjà, au village natal, il avait opéré des guérisons miraculeuses sans autre procédé visible que la prière; dans le grand centre industriel où s’écoula presque toute son existence, les incurables, les miséreux, les désespérés connurent vite ce bienfaiteur discret dont la jeune sagesse leur rendait, avec la santé, le courage et la résignation si nécessaires aux petites gens dont les fatigues obscures soutiennent tout l’édifice social.
On lui demandait toutes sortes de choses autres que guérir; le succès d’une démarche, la réussite d’une entreprise, la sauvegarde d’un soldat, la solution de problèmes techniques, l’éclairement d’une crise d’âme; souvent, en retour, il exigeait que le demandeur indemnise en partie la justice divine par une aumône, par une réconciliation, l’abandon d’un procès, l’adoption d’orphelins. Et le miracle, la chose improbable et impossible, avait lieu sans bruit, sans que l’on puisse démêler comment. Tout ce que les témoins purent jamais savoir, c’est que notre thaumaturge condamnait les pratiques de l’ésotérisme comme contraires à la loi divine, ne les employait sous aucune forme et n’en recommandait pas les théories.
Sa doctrine était l’Évangile seul, et il n’estimait les livres qu’en proportion de leur concordance avec cet enseignement. Il proclamait la divinité unique de Jésus, Sa souveraineté universelle et la perpétuité de Son oeuvre rédemptrice. Il acceptait à la lettre les récits des Apôtres, tenant pour superflues les exégèses modernes. « Si l’on s’efforce, disait-il, d’aimer son prochain comme soi-même, le Ciel nous dévoile le sens vrai des textes ». Il donnait parfois de brefs commentaires aux Écritures, d’un tour neuf et vivant et qui offraient la propriété singulière de répondre d’un coup aux variantes des originaux et de concilier les divergences des traducteurs et des commentateurs. Malheureusement, comme il jugeait ses contemporains trop épris d’intellectualisme, comme il croyait la pratique de la vertu seule capable de nous conduire à la perfection, il se montrait peu prodigue de discours; il plaçait l’amour fraternel avant tout, avant la prière et même avant la foi.
« C’est la charité, disait-il, qui engendre la vraie foi et qui nous enseigne la prière; la prière sans la charité, c’est facile, et la foi sans la charité, ce n’est pas la foi ».
Il conseillait l’obéissance à toutes les lois, civiles ou ecclésiastiques, aux règlements, aux coutumes, afin qu’en donnant de bonne grâce à « l’injuste Mammon » l’or ou les gênes qu’il exige, notre trésor dans le Ciel se constitue en réserve.
« Les débonnaires dont parle Jésus sont ceux qui se laissent tout prendre par le Prince de ce monde, même le salaire de leur travail, même leur vie. Et c’est en retour de ce dépouillement que, plus tard, ils posséderont la terre ».
Il condamnait par-dessus tout l’orgueil et l’égoïsme; ou plutôt, il ne condamnait pas ces défauts, il les signalait comme les plus grands obstacles à notre avancement.
« Les orgueilleux, disait-il, le Ciel les ignore ».
– « Si vous n’allez pas vers les pauvres et les petits, comment les Anges viendront-ils auprès de vous ? »
– « Il faut que l’on exerce la charité envers toutes les formes de la vie, envers ses semblables, envers les animaux, envers les plantes; il faut être charitable envers l’adversité que votre voisin repousse, envers les découvertes et les inventions que vous devez répandre gratuitement, puisque vous les avez reçues gratuitement, envers les lois qui vous frappent, croyez-vous, injustement, puisque, si vous les évitez, elles tomberont sur votre frère et que votre frère, c’est vous-même ».
A la suite des bonnes oeuvres et de la discipline intérieure, ce grand praticien du mysticisme plaçait la prière.
« Il faut prier sans cesse et remercier. On peut prier n’importe où, n’importe quand, parce que Dieu n’est jamais loin de nous, c’est nous qui nous tenons loin de lui… Il suffit de demander du fond du coeur, sans formules savantes, car chercherait-on partout, dans les millions de mondes et de soleils semés par la main du Père, jamais on ne trouvera mieux que l’Oraison dominicale; et si vous n’osez vous adresser à ce Père si bon, priez la Vierge et elle présentera votre requête à son Fils, qui l’acceptera.
Cependant, ajoutait notre héros, pour que votre voix monte jusqu’au Ciel, il faut être tout petit, le Ciel n’écoute que les faibles ».
Ces simples enseignements, si purs, si directs, cette parole forte et bonne, précise à la fois et palpitante de la poésie la plus grandiose, cachaient, à la grande surprise de quelques-uns, une science très concrète et pour ainsi dire universelle. Cet homme, dépourvu de diplômes supérieurs, mettait en défaut les spécialistes de tout ordre. Je l’ai entendu, par exemple, rappeler à des gens de loi tels arrêts oubliés, éclaircir un texte à des paléographes, fournir un dispositif à des physiciens, indiquer à des botanistes le lieu d’une plante rarissime. Des métaphysiciens le consultaient, comme des médecins ou des industriels engagés dans une affaire hasardeuse. Des hommes d’État, des financiers prenaient parfois ses directives. Lui-même composait des médicaments, inventait des appareils et des produits utiles, s’ingéniant sans cesse pour toutes sortes d’améliorations à la science appliquée.
Or ni ses connaissances théoriques, ni cette habileté technique ne paraissaient acquises par les méthodes ordinaires; les deux ou trois familiers qu’il admettait dans ses laboratoires n’ont jamais raconté grand-chose de ses travaux. Mais certaines paroles permettent d’entrevoir les principes dont il s’inspirait. En voici quelques-unes recueillies à différentes époques.
« Un enfant de Dieu, un être assez pur pour se sacrifier à n’importe lequel de ses frères et pour oublier aussitôt son sacrifice, connaît tout sans étude. Il interrogera n’importe quelle créature et elle lui répondra; l’étoile lui révélera son secret, et la pierre de ce mur lui dira le nom de l’ouvrier par qui elle fut taillée; les plantes lui expliqueront leurs vertus et il déchiffrera sur le visage des hommes leurs actions et leurs pensées. Dieu nous invite tous à recevoir ce privilège, moyennant de la patience et l’amour du prochain ».
– Et encore : « Tout possède la pensée, la liberté, la responsabilité, en diverses mesures; tout est vivant; les idées, les choses, les inventions, les organes, tout cela, ce sont des créations individuelles, tout cela se touche, tout cela s’influence mutuellement ».
Entre autres exemples, il donnait celui-ci : Un philosophe poursuit une vérité métaphysique. Le vrai drame ne se joue pas dans son cerveau même, mais au delà; c’est une rencontre, parfois une lutte, parfois un céleste dialogue entre quelqu’un de ces génies irrévélés dont nous parlent les poètes et l’esprit humain qui habite momentanément un corps terrestre, tout oppressé sous les effluves de la Présence inconnue. C’est le reflet cérébral de ces colloques inaudibles que l’on appelle intuition, inspiration, invention, hypothèse, imagination, et qui devient le noyau autour duquel s’organisent, par un pénible et patient effort, les éléments d’une formule, d’une machine, d’un art plus sublime, d’une doctrine plus profonde. Si nous sommes aveugles à ces spectacles, c’est que nous ne les croyons pas possibles, par orgueil, par pusillanimité intellectuelle, et aussi parce que le Père ne veut pas compliquer notre besogne ni nous charger de trop lourdes responsabilités.
Si toutes les branches du savoir moderne paraissaient familières à ce singulier chercheur, chose plus surprenante encore, quand il m’arriva de le questionner sur certaines de ces opinions antiques que l’on qualifie à notre époque de superstitieuses, il me répondit abondamment et me fournit diverses preuves expérimentales de leur vérité. Bien avant nos physiciens actuels, il enseignait la pesanteur de la lumière, les correspondances des couleurs et des sons, la chromothérapie, la relativité de l’espace et du temps et la multiplicité de leurs formes, la complexité des corps simples, l’existence de métaux inconnus, d’autres particularités encore que je tais parce qu’elles sembleraient à l’heure actuelle un peu trop incroyables aux esprits positifs.
Or ce chrétien, ce philanthrope, ce savant était en outre le thaumaturge le plus extraordinaire. Toutes les merveilles opérées par des saints comme Vincent Ferrier, François de Paule, Joseph de Cupertino, le curé d’Ars, par des volontés entraîneuses de peuples comme Bernard de Clairvaux, François d’Assise ou Jeanne d’Arc, je les lui ai vu accomplir; les miracles fleurissaient sous ses pas; ils semblaient naturels, immanquables, certains, et rien d’autre ne les provoquait que la prière.
Hypnotisme, pensera-t-on ? Un enfant atteint du croup à quarante lieues de la ville où habite le guérisseur est-il hypnotisable ? Suggestion ? Des tissus cancéreux, tuberculeux, peuvent-ils recevoir une suggestion ? Au reste, notre inconnu condamnait également l’hypnotisme, la sorcellerie campagnarde ou la savante magie; il déconseillait toujours l’emploi de la volonté, ou de la médiumnité; quant aux pouvoirs mystérieux que certains sages conquièrent, nous dit-on, par le moyen de méthodes millénaires, il les réprouvait plus fortement encore, comme conduisant tout droit à l’Antéchrist.
Il ne s’agissait donc là que de simple prière telle que Jésus nous l’apprend. Mais tandis que, dans l’immense majorité des cas, les saints reçoivent le don des miracles à la suite de pénitences extraordinaires, d’oraisons et d’extases, tandis que leur corps devient le théâtre de phénomènes inexplicables à la physiologie, notre thaumaturge vivait de la façon la plus commune. Il recevait ses visiteurs n’importe où, n’importe quand, et, à peine la demande formulée, répondait quelques mots : Le Ciel vous accordera telle chose; ou : Rentrez chez vous, votre malade est guéri. Sa parole se réalisait à l’instant même; puis il se dérobait à la gratitude de ses obligés.
Il exerçait le même pouvoir et sans plus d’apprêts sur les animaux, sur les plantes, sur les événements, sur les éléments.
A plusieurs reprises, il se prêta au contrôle de médecins et de savants; toutes ces épreuves réussirent, mais on peut fouiller les comptes rendus des académies et des sociétés scientifiques, jamais aucun expérimentateur n’osa signer le récit de faits aussi peu explicables.
Parlerai-je d’autres dons encore, toujours spontanés, inattendus et bienfaisants ? Le passé, l’avenir, l’espace lui étaient translucides. Il disait aussi bien à un consultant : Ton ami fait en ce moment telle chose en tel endroit, – qu’à un autre : Tel jour de telle année, tu as eu telle pensée. Au surplus, les anecdotes que je pourrais vous raconter dépassent de si loin toute vraisemblance que je préfère m’en tenir là. Un prodige, en effet, vaut, spirituellement, ce que vaut son auteur.
Certes le don des miracles intéresse la foule et conduit vite à la célébrité, mais c’est l’âme du miracle qui, bien plus que sa forme, passionne les esprits religieux. Je voudrais donc vous attacher uniquement à l’âme de mon héros, vous la faire voir telle qu’elle m’apparut dans ma jeunesse privilégiée, toute surhumaine, toute divine, comme une étoile enfin, fille de celle qui se leva sur les ténèbres terrestres, voici vingt siècles. Si, en m’écoutant, vous cherchez autre chose que le Ciel, tout mon récit devient inutile et inopportun.
Etre témoin de miracles n’est pas très rare; faire des miracles, de vrais miracles, n’est pas très difficile. Mais penser, aimer, sentir, peiner, s’enflammer, vouloir selon des lignes constamment concordantes avec les rayons éternels qui aboutissent au ministère du miracle, cela, c’est une tâche surhumaine. Dans ce sens, le miracle venu du Ciel constitue un signe, le Signe par excellence, et apparaît ici l’arbre de la Croix, encore mystérieux après vingt siècles d’études et d’adorations. Voyez-vous comment, chez l’homme dont je vous parle, guérir une typhoïde était aussi naturel que payer le terme d’un pauvre, ou donner la formule d’un réactif ? Tout en lui était paternelle indulgence et native bonté. Tout de lui était exhortation ingénieuse et tendre, afin que les pauvres hommes et les pauvres femmes reprennent le courage d’un effort quand même et reçoivent l’allégement d’une amélioration. Comme le peintre devant la nature regarde et comme le musicien écoute, lui vivait dans l’Amour et pour l’Amour, à cause de l’Amour et par l’Amour.
Il ne parlait jamais de cette flamme admirable, il cachait son savoir et cette sorte de toute-puissance déconcertante sous les dehors d’une vie très bourgeoisement quelconque. Il dissimulait vertus et supériorités comme nous dissimulons nos vices, et il fallait le suivre tout le long de ses longues courses dans les faubourgs populeux pour découvrir l’excès de ses libéralités. Mères de famille aux abois le guettant au coin des rues, ménages par dizaines dont il payait le loyer, orphelins qu’il entretenait, et de quelles attentions n’entourait-il pas les vieillards et les infirmes, avec quelle délicatesse il offrait son secours aux timides et aux humbles, combien il était patient avec les importuns, avec les demi-savants prétentieux, avec le triste troupeau des médiocres !
Et autant que notre coeur, à peine encore humain, peut pressentir les mobiles secrets d’un coeur si noblement surhumain, les innombrables gestes de sa bénévolence, de son inépuisable et toujours judicieuse bienfaisance jaillissaient d’un sentiment incompréhensible pour nous : la conviction de sa propre inanité. Un jour, quelqu’un demandait une faveur spirituelle à ce personnage énigmatique, et il répondit, après avoir, la minute précédente, sauvé quelque incurable :
« Pourquoi me demandes-tu cela, à moi ? Tu sais bien que je ne vaux même pas ce pavé sur lequel nous marchons ». A tous les témoignages de reconnaissance ou d’admiration, il répondait de même :
« Je ne suis rien, je ne puis rien, c’est le Ciel qui fait tout ici ».
Un jour, je le trouvai dans sa cuisine, debout, déjeunant d’un morceau de pain sec et d’un verre d’eau, et, comme je m’étonnais de sa frugalité, cet homme, qui ne s’appartenait pas une minute, qui donnait tout ce qu’il possédait, qui passait ses jours et ses nuits à travailler, à souffrir pour les autres, me répondit bonnement :
« Mais je déjeune très bien, et, d’ailleurs, ce pain que le bon Dieu me donne, je ne l’ai pas gagné ». Il ne se départait jamais de cette attitude incroyablement humble. Dans notre vie moderne où règne le « chacun pour soi », il reculait toujours au dernier rang, subissant les passe-droits, les impatiences, les grossièretés, jouant le rôle de dupe volontaire et souriant comme s’il ne s’apercevait jamais de rien.
On lit dans de vieux livres que les sages, à force de s’abstraire aux sereines splendeurs de l’Absolu, ne daignent plus voir les incidents terrestres et méprisent les piqûres de la foule; cependant, en fait, les philosophes sont rares qui laissent prendre leur tour à un guichet encombré, par exemple. Petites faiblesses, sans doute, mais la solide vertu exige davantage qu’un héroïsme accidentel. On rencontre des gens capables de beaux gestes isolés dont le fond moral reste un peu mesquin et, d’accord avec les maîtres de la vie intérieure, je crois que la perfection ne réside pas en quelques actes éclatants, mais plutôt en vertus patiemment exercées tout le long du jour et tout le long de l’existence. Ainsi, l’humble tenue de notre mystique doit nous découvrir la Lumière mieux que ses miracles ou ses enseignements. « Jugez l’arbre à ses fruits », est-il écrit.
Les sages dont j’ai parlé tout à l’heure ne m’apportent qu’un idéal lointain, toujours reculant derrière des précipices ou des falaises; leurs systèmes présentent toujours des fissures; leur élan, quelque beau qu’il soit, se perd dans l’abstraction, et leurs fortes mains laissent échapper la vie, comme le sable de la grève coule entre les doigts du petit enfant.
Tandis qu’avec cet homme si proche de nous tous, on embrassait du même regard l’idéal avec le réel, la théorie avec la pratique, le divin s’insérant dans le terrestre, et tout cela ensemble dessinait la plus vivante image de ce que durent être autrefois les leçons vivantes de Notre Seigneur le Christ. Aucune tare, aucun déséquilibre dans la personne morale de ce parfait Serviteur; constamment homogène, solide et souple, il apparaissait unique par l’harmonie profonde de ses qualités les plus diverses.
L’histoire des saints nous montre des thaumaturges merveilleux, des intelligences gigantesques, des coeurs flamboyants; mais, chez les uns, le souci des pauvres, par exemple, gêne l’envol de la contemplation. Chez d’autres, le don des miracles empiète sur celui du savoir; très rarement trouve-t-on toutes ces beautés réunies, comme chez notre héros; encore plus rarement leur force éclate-t-elle avec une telle absence d’effort. Nous voyons les plus sublimes théologiens méditer, les plus puissants conducteurs d’âmes veiller, jeûner, pleurer. Mais lui, toujours semblable à tout le monde, guérissait, renseignait, secourait, consolait, à l’instant, de la même voix si calme, avec le même sourire si paternel.
Je ne puis appuyer toutes ces affirmations que de mon seul témoignage. D’autres ont assisté aux mêmes merveilles, mais ils ont des motifs pour se taire; moi, j’en ai pour parler. Je ne vous demande cependant pas de me croire. Imaginez-vous seulement que ces choses sont peut-être possibles; cela me suffit. L’acceptation de cette hypothèse vous rendra plus tard sensibles à la Lumière, et mon but sera atteint. Car je ne parle pas pour rendre justice à un être qui ne se souciait pas de la justice terrestre; c’est pour vous seulement que je parle, pour votre avenir, pour que vous trouviez le courage dans vos minutes d’épuisement d’avancer quand même encore un peu.
Ce Français, si semblable à ses compatriotes et à la fois si différent, était de taille moyenne et de complexion athlétique. Rien dans son costume, ses manières, ni son langage ne le distinguait de la foule.
Il vivait comme tout le monde, sauf pour les heures du sommeil, qu’il supprimait presque entièrement. Marié assez jeune, il avait eu une fille et un fils.
D’une activité incessante, ni son corps, ni son cerveau ne paraissait connaître la fatigue. Tous ses moments étaient remplis; recherches chimiques et mécaniques, fondations d’assistance que géraient des amis, réformes sociales qu’il faisait soumettre aux autorités, inventions qu’il donnait à quelque besogneux, sans cesse toutes sortes de bienfaits, mais toujours en se cachant.
Il n’aimait pas les discours; si compliqué que pût être le cas sur lequel on le consultait, il répondait en quelques mots définitifs. Il enseignait fort peu, sauf par de brefs aperçus qu’il donnait aux chercheurs humbles et sincères; pas de corps doctrinal coordonné, mais, à la longue, les lueurs sans lien apparent que l’un ou l’autre disciple recueillait avec patience finissaient par s’organiser en correspondance avec le tour d’esprit, les besoins, les travaux propres de chacun; il instruisait les individus et leur donnait en somme tout le nécessaire pour qu’ils se construisent leur système personnel, mais il ne promulgua jamais une synthèse générale du Savoir. L’action le préoccupait beaucoup plus.
« L’homme, disait-il, qui aimerait son prochain comme lui-même saurait tout ».
Un réalisme total où les abstractions même deviennent des faits, où toutes les minutes de la durée deviennent actuelles et toutes les distances présentes, voilà quelle figure prenait pour notre mystique le monde sensible et l’invisible. Affermi dans l’insondable mais vivante Unité dont les extases des saints nous rapportent quelques rapides éclairs, cet ami de Dieu distribuait sans cesse sur les choses et sur les créatures les semences régénératrices de l’Esprit.
Vous le savez, de siècle en siècle la lampe éternelle se transmet par les mains pieuses des ouvriers secrets du Père, s’efforçant de parachever l’oeuvre du Christ. Or Celui-ci, possesseur de toute magnificence, seigneur de toute créature, S’est placé au bas de toutes les grandeurs temporelles, Il a épousé toutes les formes de l’abjection; pauvre de biens, pauvre de gloire, pauvre d’amis, Il donna aux hommes jusqu’à Sa Mère et, du fond de ce dénûment parfait, partit à la conquête du monde. Chacun de Ses disciples doit donc reproduire un des visages de la divine Pauvreté selon la ténèbre propre de l’époque où l’Esprit le suscite.
Or en notre temps de progrès, où les infirmes ont leurs hôpitaux, les miséreux, leur Assistance publique, les orphelins, leurs asiles; où, officiellement, il n’y a plus d’esclaves; où, parce que personne n’est guère convaincu de rien, on ne persécute presque plus, le visage de la Pauvreté que revêtit mon héros anonyme fut de n’être rien. Rien : ni mendiant pitoyable, ni malade effrayant, ni philanthrope célèbre, ni chef d’école persécuté, ni hors-la-loi pourchassé, ni en haut de l’échelle sociale, ni en bas; juste au milieu, au milieu de tout, au point neutre. Quelqu’un « semblable à l’un de nous », et qui réalise devant l’opinion la forme la plus incolore du dénûment : la médiocrité. Telle fut, pour notre dix-neuvième siècle, l’invention admirable de la miséricorde divine, puisque cette insipide médiocrité servira d’excuse au dernier jour à ceux qui n’ont pas aperçu la Lumière parce que la lampe était banale; tel fut le subtil stratagème de la Sagesse divine, se dérobant aux curiosités des pervers grâce à l’insignifiance de la forme humaine par qui elle opérait.
Un dernier mot, enfin.
Jésus le Pauvre est Jésus le Patient. Il souffre, Il subit, Il Se résigne, Il persévère, Il obéit et Il Se tait. Ses Amis, Ses frères et Ses héritiers vivent donc sans éclat, perdus dans la multitude pour laquelle ils acceptent de souffrir et qui les ignore; plus ils sont grands devant Dieu, plus ils sont méconnus, plus ils restent inconnus. Ainsi notre siècle, où rien ne peut rester caché, ignore cependant l’homme dont je vous parle, qui tenait tout dans ses mains pour traîner la foule après soi. Ainsi notre siècle, par la voix de quelques-uns de ses grands, a bafoué, calomnié, vilipendé ce même homme, des fatigues secrètes duquel il profitait; et ce sauveteur de tant de naufrages n’ouvrit jamais la bouche pour se défendre, ne permit jamais à ses fidèles de confondre les persécuteurs, gagnant ainsi le droit de redire la divine demande du Crucifié : « Père, pardonne-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font ».
Et c’est parce que je trouve en cet Inconnu la ressemblance la plus parfaite avec le Christ, victime volontaire, qu’il m’a semblé utile de vous en esquisser la physionomie.
Sédir Paul Sédir, Yvon Le loup
Extrait d’un livre figurant dans la bibliographie
Un certain nombre d’éléments étonnants émaillent ce texte… Vous êtes invités à en discuter, dans la plus notable courtoisie et néanmoins le plus évident des respects.
Une pure merveille.. Une petite larme en passant!
Mon Dieu ! Madame Guyon est battue.
Etonnant..
Cet inconnu, tout comme le Petit curé d’ Ars, se nourrissant de pain sec..
A l’approche du 4 août, un hommage à ce serviteur de Dieu.